Vers un changement de paradigme…
Comme nous l’avons souligné dans la première partie, les nouveaux modèles de la vision tendent donc à mettre en évidence le caractère plastique et dynamique de la vision. Dans ce contexte, la vision ne serait plus un mécanisme passif exclusivement dirigé par les informations sensorielles externes, mais bien un processus complexe impliquant des allers-retours entre perception, cognition et émotions. Cette nouvelle proposition repose sur l’idée que notre cerveau fonctionnerait sur un mode « prédictif » : dès l’instant où nous posons les yeux sur un élément de l’environnement, nous serions amenés à tenter de prédire l’identité de cet élément et d’évaluer sa valeur affective.
Ces prédictions permettent des réponses très rapides. Elles se baseraient sur des indices externes, tels que le contexte, mais également des indices internes à l’individu, telles que ses sensations corporelles ou des souvenirs et associations passés qui sont stockés en mémoire. Elles guideraient, orienteraient et limiteraient notre traitement visuel des informations entrantes dans le but d’identifier le plus rapidement possible ce dont il s’agit vraiment. Pour une revue détaillée de ces mécanismes, nous vous recommandons la lecture du papier de O’Callagham et collègues1 qui passe en revue les résultats d’études scientifiques suggérant que la vision peut être influencée de façon très précoce par des prédictions de nature cognitives et affectives.
Quelles sont les zones impliquées dans la prédiction visuelle ?
Pour rappel, le système visuel humain peut être divisé en grandes voies :
- La voie « ventrale », qui est impliquée dans l’analyse de propriétés visuelles de base comme les formes, les motifs et les couleurs. Relativement lente, elle est également appelée la voie du « quoi » car elle contribue à la reconnaissance visuelle, notamment par le traitement des détails fins.
- La voie « dorsale » qui, à l’inverse, contribue davantage à l’analyse des relations spatiales. Plus rapide que la voie ventrale, elle participe à la perception du mouvement et permet une analyse visuelle rapide mais plus grossière. Elle est aussi appelée voie du « où ».
Grâce à leurs propriétés différentes, ces deux voies contribueraient à l’émergence de prédictions comme suit :
- La voie dorsale réaliserait un premier traitement rapide mais grossier de l’information visuelle entrante, à l’origine d’une première impression visuelle générale.
- Cette première impression serait ensuite envoyée vers des régions dites « frontales », où des prédictions seraient alors générées. Les régions frontales, situées à l’avant du cerveau, sont souvent associées à des fonctions de « haut niveau »telles que les fonctions exécutives. En plus de communiquer avec le système visuel, elles reçoivent également des informations de différentes structures émotionnelles ainsi que de différents centres analysant l’état interne du corps. Ces diverses connexions en font un centre intégratif (où tout est réuni) particulièrement riche, au croisement de multiples systèmes cérébraux.
- Les prédictions résultantes, basées sur des indices multi-sensoriels, seraient ensuite renvoyées au niveau de la voie visuelle ventrale afin d’orienter et guider le traitement des détails et de corroborer ou non les premières impressions et hypothèses de l’individu.
Afin de mieux comprendre les prédictions, je vous propose également d’imaginer le processus de reconnaissance visuelle à partir d’une métaphore imagée, celle d’un vaste répertoire (voir illustration ci-dessous). Au départ, lorsque l’on commence à traiter une information visuelle, tout notre répertoire d’identités visuelles, c’est-à-dire le « catalogue » qui contient tous les objets, visages ou scènes que l’on connaît, sera pré-activé car toutes les identités visuelles seront potentiellement plausibles (ou presque). Très rapidement, nos premières impressions visuelles vont délimiter et circonscrire ces activations, de sorte que seule une partie de notre répertoire sera encore activée. Cette portion plus réduite comprendra les identités visuelles encore possibles en fonction du contexte actuel, de nos sensations corporelles, de nos souvenirs. Par exemple, si notre perception nous indique que l’objet à traiter est sphérique, notre système éliminera les identités visuelles de notre répertoire liées aux objets non-sphériques, pour ne garder que ceux potentiellement associés à cette forme (ex : une orange, une balle). Sur base de cette prédiction très précoce, alors que le niveau de détail du traitement visuel s’accentue (ex : identification de la taille, de la couleur, de la texture), le nombre d’identités visuelles viables continuera de s’amenuiser, jusqu’à ce qu’une seule identité (que l’on espère être correcte) soit encore activée. À ce stade, le sujet aura alors généralement tendance à sélectionner cette identité précise.
Quel intérêt de considérer la vision dans le traitement des TSUA ?
Maintenant que nous avons posé les bases des nouveaux modèles de la vision, interrogeons-nous sur leur plus-value pour la compréhension des TSUA. Pour reprendre le titre de cet article : Pourquoi s’intéresser aux troubles visuels de ces patients ?
D’une part, comme expliqué plus haut, les patients effectuant de moins bons traitements visuels sont susceptibles de prendre de moins bonnes décisions en basant leur choix sur des indices visuels dégradés. Pour illustrer cela de façon très concrète, il est possible, par exemple, qu’une partie des difficultés de décodage des expressions émotionnelles des patients soient liées à un mauvais traitement visuel. En effet, si les patients ne perçoivent pas bien tous les détails des visages de leurs interlocuteurs et/ou ne parviennent à en intégrer toutes les composantes (yeux, bouche, sourcils) en un tout cohérent, il est probable qu’ils ne parviennent pas à en identifier l’émotion efficacemnt. Or, jusqu’à présent, cette composante perceptive est peu souvent prise en compte. On sait pourtant que des erreurs existent non seulement dans la reconnaissance des expressions faciales, mais également dans le jugement de postures corporelles et d’autres indices de nature à communiquer des signaux affectifs chez les personnes avec un TSUA.
D’autre part, les patients ne présentent pas uniquement des difficultés visuelles. Comme mentionné dans la première partie, les TSUA se caractérisent par la présence conjointes d’atteintes sensorielles, cognitives ET émotionnelles. C’est pourquoi, dans l’exemple des difficultés de décodage des expressions faciales, nous ne souhaitons en aucun cas négliger le rôle de difficultés émotionnelles, et n’attribuons qu’un rôle partiel à la vision. Il en va de même pour les atteintes cognitives, qui jouent elles aussi un rôle important. Un patient particulièrement impulsif pourra, par exemple, considérer qu’il dispose de suffisamment d’indices visuels pour reconnaître une émotion faciale plus rapidement qu’un individu moins impulsif, au risque de réaliser plus d’erreurs. Pour reprendre l’illustration du répertoire ci-dessus, notre patient impulsif pourrait s’arrêter à la « zone jaune », tandis que notre second individu pourrait continuer à rassembler davantage d’indices pour atteindre un plus grand niveau de certitude et sélectionner l’identité verte. C’est donc en prenant en compte la présence conjointe des atteintes visuelles, cognitives et émotionnelles que nous serons en mesure de mieux prendre en charge le trouble résultant.
Puisqu’il existe plusieurs profils de patients, comprendre comment leurs difficultés interagissent apparait essentiel. Les nouveaux modèles de la vision favorisent une vision plus complète, intégrée, du profil des patients en nous permettant de comprendre les répercussions des troubles visuels sous un nouvel angle.
Dans ce nouveau cadre théorique, les déficits visuels pourraient non seulement résulter d’atteintes de régions et processus visuels, mais également être mal exécutés (malgré des structures et processus visuels préservés) en raison d’un mauvais guidage par les fonctions de plus haut niveau (attention, mémoire, émotions, etc.). En d’autres mots, générer de mauvaises prédictions pourrait également affecter les processus visuels en favorisant le traitement d’indices visuels non pertinents ou biaisés. Par exemple, dans un contexte de vécu négatif répété, une personne pourrait être amenée à prédire des émotions négatives. De tels phénomènes pourraient contribuer à expliquer certains biais vers les informations menaçantes (tels que des visages de colère) que peuvent présenter les patients. Le fait que les régions frontales, dont le cortex orbitofrontal, soient désignées comme des structures particulièrement endommagées dans les TSUA tend également à renforcer l’idée que les prédictions visuelles des patients pourraient être altérées.
En résumé, si vous avez bien suivi (et que j’ai été suffisamment claire aussi !), il s’agit donc aujourd’hui de réconcilier l’approche bottom-up avec une approche top-down des troubles visuels dans les TSUA. Nous défendons une explication dynamique des changements observés chez les patients et suggérons que certaines de leurs difficultés, tels que leurs troubles du décodage des émotions ou leurs biais attentionnels, ne seraient pas uniquement imputables à des atteintes de haut niveau, mais pourraient être mieux expliquées par une combinaison d’atteintes perceptives, exécutives et émotionnelles susceptibles d’interagir et de se cumuler au fil des étapes de traitement.
Les implications d’une telle proposition sont multiples et concernent tant le domaine de la recherche fondamentale que l’amélioration des prises en charge cliniques actuellement proposées. Sur ce dernier plan, nous avons généralement tendance à mettre l’accent sur un renforcement des fonctions de haut niveau, telles que l’inhibition, sans considérer la nécessité d’évaluer et de réentraîner d’autres compétences, dont les capacités visuelles. Pourtant, il est possible qu’une prise en charge concomitante, ou successive, des fonctions exécutives et perceptives soit plus efficace chez certains patients, ou puisse favoriser un meilleur transfert de compétences d’une fonction à l’autre. Les études évaluant le réentraînement de processus visuels très basiques chez le sujet sain sont d’ailleurs encourageantes en ce qu’elles démontrent qu’il est effectivement possible de renforcer ces processus. Qui plus est, entraîner des sujets à traiter du matériel visuel très basique favoriserait le traitement de matériel plus complexe tels que des visages, témoignant d’un transfert positif des apprentissages. Cette nouvelle manière de comprendre le rôle de la vision dans les TSUA ouvre donc de nouvelles pistes thérapeutiques potentielles.

Et en pratique, dans la recherche, ça donne quoi ?
Sur base de ces constats, notre projet de recherche s’organise en trois volets.
Premièrement, nous souhaitons mieux mesurer les atteintes visuelles des patients afin d’identifier les processus visuels spécifiquement déficitaires. Comme mentionné plus haut, la littérature sur les TSUA reconnaît la présence de « troubles visuospatiaux », et ce depuis maintenant plusieurs dizaines d’années, sans toutefois en décrire davantage les spécificités. Il apparaît donc indispensable d’utiliser des tâches plus précises que des puzzles ou des copies de dessins. En particulier, nous souhaitons tester les capacités visuelles des patients à l’aide de tâches ciblant les deux voies visuelles principales de l’humain, à savoir les voies ventrales et dorsales décrites plus tôt. En effet, l’analyse approfondie des premières études réalisées chez des sujets présentant un TSUA suggère une possible dissociation entre ces deux voies. Tandis que certains résultats indiquent des atteintes dorsales, la voie ventrale pourrait être davantage préservée. Bien comprendre ces distinctions est important pour saisir leur implication dans les processus de reconnaissance visuelle des patients, et tout particulièrement dans les mécanismes de prédiction.
La deuxième étape du projet consiste à évaluer ces processus prédictifs en question. Pour ce faire, nous réfléchissons actuellement au développement de tâches permettant de manipuler la contribution des deux voies visuelles dans l’identification de stimuli importants tels que des visages.
Sur base des difficultés identifiées, nous souhaiterions alors, dans un troisième temps, tester le rôle de la vision dans d’autres processus clés associés aux troubles sévères d’usage d’alcool tels que les biais attentionnels par exemple.
Grâce à la collaboration mise en place avec le Beau Vallon, nous avons eu l’opportunité de réaliser une première étude auprès de patients présentant un TSUA. Au cours de celle-ci, nous avons demandé aux patients de réaliser deux tâches visuelles centrées sur la perception du contraste, afin d’obtenir une première mesure du fonctionnement des voies visuelles ventrales et dorsales, ces deux voies répondant différemment à des changements de contraste lumineux. Les résultats sont actuellement en cours d’analyse et feront, nous l’espérons, l’objet d’un futur article sur le blog.
Article cité
1O’Callaghan, C., Kveraga, K., Shine, J. M., Adams, R. B., & Bar, M. (2017). Predictions penetrate perception: Converging insights from brain, behaviour and disorder. Consciousness and Cognition, 47, 63–74. https://doi.org/10.1016/j.concog.2016.05.003
Pour aller plus loin
Bar, M. (2004). Visual objects in context. Nature Reviews Neuroscience, 5(8), 617–629. https://doi.org/10.1038/nrn1476
Barrett, L. F., & Bar, M. (2009). See it with feeling: affective predictions during object perception. Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences, 364(1521), 1325–1334. https://doi.org/10.1098/rstb.2008.0312
Creupelandt, C., D’Hondt, F., & Maurage, P. (2019). Towards a Dynamic Exploration of Vision, Cognition and Emotion in Alcohol-Use Disorders. Current Neuropharmacology, 17(6), 492–506. https://doi.org/10.2174/1570159X16666180828100441
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