50 ans de psychiatrie aux États-Unis : bilan sociologique (Andrew Scull)

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Un article du journaliste Thomas Curwen, paru sur le site du Los Angeles Times ce 10 mai dernier, proposait une interview de Andrew Scull, professeur de sociologie et d’études scientifiques à l’université de San Diego, et spécialiste de l’histoire de la maladie mentale.

Je vous en propose ici une traduction de cet article, présentant son point de vue au sujet de l’évolution des soins en psychiatrie (en Amérique) ces 50 dernières années, et les perspectives d’évolutions.

Q&R : Il a étudié les maladies mentales pendant 50 ans. Voici tout ce que nous faisons mal.

L’histoire de la maladie mentale – et de son traitement – n’est pas pour les âmes sensibles.
Du plongeon dans l’eau glacée aux premiers jours de la thérapie par électrochocs, des lobotomies (récompensées par un prix Nobel en 1949) au traitement de la catatonie par la Thorazine, ses traitements appartiennent aux pages d’un sombre roman dystopique. Visant souvent les pauvres, les indigents, les plus vulnérables, les tentatives de guérison étaient cruelles, contraires à l’éthique et souvent racistes.

Pourtant, l’histoire exige d’être comprise.

Auteur de nombreux ouvrages sur les psychoses humaines et leurs traitements, Andrew Scull a obtenu son diplôme de l’université d’Oxford en 1969 et est arrivé en Amérique peu de temps après que la loi sur la santé mentale communautaire de 1963 ait commencé à fermer des centaines d’institutions de garde à travers le pays.

Les centres de santé communautaires et les programmes de traitement étaient censés combler ce vide en proposant une éducation et une formation professionnelle aux personnes souffrant d’un handicap intellectuel. Pourtant, les crises actuelles en matière de sans-abrisme et de santé mentale montrent clairement que ces objectifs n’ont jamais été atteints, ou ont tout simplement été abandonnés.

Le travail de M. Scull était initialement motivé par une question simple : “Pourquoi la société a-t-elle imaginé qu’il était si important d’institutionnaliser les gens, et pourquoi tant de capitaux – intellectuels et financiers – ont-ils été consacrés à cette fin ?

L’étude de cette question a fait de Andrew Scull, professeur de sociologie et d’études scientifiques à l’université de San Diego, une figure d’autorité sur plus de 200 ans de relation confuse entre la profession médicale et la maladie mentale. En décrivant cette histoire – en partant des asiles vers la psychopharmacologie – il s’intéresse au défi que représentent les personnes atteintes de maladies mentales pour la santé d’une société moderne.

Pourtant, il sait combien les solutions sont insaisissables et encore loin d’être à portée de main.

Ce qui m’impressionne le plus, dit-il, c’est à quel point la maladie mentale est récalcitrante, à quel point elle est difficile à comprendre, à quel point il est difficile de trouver des traitements efficaces et, en fin de compte, à quel point il est préférable d’être honnête sur ce que nous ne savons pas, afin de pouvoir poursuivre une approche plus éclectique pour la traiter et ne pas être certain de connaître la bonne réponse.”

Dans son dernier livre, “Desperate Remedies : Psychiatry’s Turbulent Quest to Cure Mental Illness” (NDT : il n’existe pas de version traduite à ce jour, son titre pourrait se traduire par Remèdes désespérés : la quête tumultueuse de la psychiatrie pour guérir les troubles mentaux), publié ce mois-ci, Scull est particulièrement critique à l’égard des 20 dernières années, lorsque la recherche s’est concentrée sur les facteurs biologiques possibles de la maladie mentale. Le manque d’intérêt pour les dimensions sociales et psychologiques des troubles mentaux a, selon lui, précipité les inégalités de traitement et conduit à l’enfermement des malades mentaux dans les rues et les prisons de ce pays (NDT : les États-Unis).

L’entretien avec M. Scull a été modifié pour des raisons de longueur et de clarté.

Au cours des 20 dernières années, le sort des malades mentaux est devenu plus visible parmi ceux qui vivent dans nos rues. Le temps est-il venu de déclarer l’échec du modèle de traitement communautaire ? Quelles sont, selon vous, les premières mesures à prendre pour commencer à remédier à la tragédie que nous voyons juste devant notre porte ?

Il suffit de regarder nos prisons et nos trottoirs pour voir ce que les échecs de la politique contemporaine de santé mentale ont provoqué. Avoir vidé les asiles sans aucune considération sérieuse de ce qui devait les remplacer a contribué aux problèmes des sans-abri et des psychotiques que l’on croise dans la rue qui font maintenant partie du tissu de nos villes.

Nous devrions faire demi-tour devant les nouvelles dispositions qui condamnent des êtres humains sans défense et en souffrance à l’itinérance et à la prison, et cesser de prétendre que la chimie est la seule et unique voie à suivre. Les personnes atteintes de formes graves de maladie mentale ont été jetées dans la nature – une issue brutale et souvent fatale pour beaucoup d’entre elles qui ont peu de ressources propres. Ces personnes n’ont pas la capacité de fonctionner dans un environnement où elles sont considérées comme un fardeau pour les finances publiques. Chroniquement dépendantes de la miséricordes d’un État-providence en déclin et pas vraiment tendre envers elles, celles-ci sont doublement stigmatisées : pour leur maladie et parce qu’elles montrent peu de signes de guérison ou de rétablissement.

Si nous voulons améliorer la situation, nous devons développer une approche multidimensionnelle pour comprendre et traiter les problèmes posés par les maladies mentales graves. Cela exige un engagement majeur en faveur du logement, du soutien et de l’hébergement des personnes qui sont incapables, pour la plupart, de subvenir à leurs besoins. Cela implique un engagement sérieux dans la recherche sur les meilleurs moyens de fournir ces services. Il est souvent impossible pour les familles de supporter ce qui représente un lourd fardeau, et, dans d’autres cas, les patients fuient leur famille. Dans les deux cas, les alternatives sont sinistres.

Arrêtez de prétendre que la chimie est la seule et unique voie à suivre“. Cette phrase est au cœur de votre critique de Thomas Insel, qui a dirigé le National Institute of Mental Health de 2002 à 2015. Pouvez-vous expliquer votre argument ? Et quelle approche recommanderiez-vous d’adopter à son directeur actuel, Joshua Gordon ?

Thomas Insel est occupé à promouvoir son nouveau livre, qui porte le titre étrange de “Healing : Our Path from Mental Illness to Mental Health. » (NDT : Guérir : Notre chemin depuis la maladie mentale vers la santé mentale). C’est un projet curieux, étant donné que ses 13 années passées à la tête du National Institute of Mental Health ont produit des résultats uniformément lamentables. Ce n’est pas mon opinion. C’est la sienne.

Lorsqu’Insel a quitté son poste de directeur du NIMH en 2015, il a donné une interview sur ses réalisations, après avoir dépensé selon ses estimations 20 milliards de dollars. “J’ai passé 13 ans au NIMH à vraiment soutenir la neuroscience et la génétique des troubles mentaux, et quand je regarde en arrière… je ne pense pas que nous ayons fait bouger l’aiguille pour réduire le suicide, réduire les hospitalisations, améliorer le rétablissement des dizaines de millions de personnes qui ont une maladie mentale.

En réalité, la situation est encore pire que ce que cela implique. Les personnes atteintes d’une maladie mentale grave vivent, en moyenne, 15 à 25 ans de moins que le reste d’entre nous, et cet écart semble se creuser, et non se réduire. Alors que la génétique et les neurosciences ont prospéré dans les limites des universités, leurs retombées thérapeutiques ont été minimes, voire inexistantes.

Je suis sociologue, vous pouvez donc penser que je suis partial. Peut-être le suis-je, mais à mon avis, la fixation d’Insel sur la biologie, et la biologie seule, a été une profonde erreur. Elle menace de saper les perspectives de progrès dans le domaine de la santé mentale.

Malheureusement, c’est la même approche qui semble dominer la pensée et les priorités de son successeur au NIMH, Joshua Gordon. Gordon est un neuroscientifique dont les propres travaux se sont concentrés sur l’activité neuronale des souris, et sa nomination indique que l’entreprise de recherche fédérale va redoubler d’efforts en matière de neuroscience et de génétique.

C’est beaucoup de temps et d’argent pour peu de résultats. D’autres voix appellent sûrement à une nouvelle approche.

Un nombre croissant de psychiatres, en particulier ceux qui entrent dans la profession, commencent à exprimer leur mécontentement et leur consternation face à la direction prise par la profession au cours des quatre dernières décennies. Cela peut s’avérer une source de pression plus puissante pour changer les priorités actuelles. Mais au sein de la psychiatrie universitaire, par opposition aux cliniciens qui sont sur le champ de bataille, le changement risque d’être plus difficile à obtenir.

Les carrières en médecine universitaire se construisent sur les subventions et les publications, et celles-ci se sont fortement réduites pour la recherche psychosociale. Il faudrait un psychiatre courageux pour s’opposer au statu quo que les administrateurs des écoles médicales ne recherchent que l’argent et le prestige qui continuent d’affluer vers les scientifiques qui tentent de trouver un lien biologique avec la maladie. Peut-être verrons-nous un jour les percées que ces gens nous promettent depuis des années. Ou peut-être s’agit-il une fois de plus de promesses qui ne seront pas honorées.

Votre livre, “Desperate Remedies“, se concentre sur la profession psychiatrique, mais nous portons tous une responsabilité. Malgré la prévalence de la maladie mentale, elle reste dans l’ombre, marginalisée et stigmatisée. De quoi avons-nous si peur ? Pourquoi est-il si difficile de la reconnaître et si facile de l’ignorer ?

La maladie mentale nous hante, nous effraie et nous fascine. Ses déprédations sont la source d’immenses souffrances et pas seulement pour la personne atteinte de maladie mentale. Les ravages causés par la dépression, la manie et la schizophrénie étendent leurs tentacules à la famille de la personne qui en souffre, et généralement à l’ensemble de la communauté.

La maladie mentale remet en question notre hypothèse selon laquelle nous partageons un univers de bon sens. Elle introduit l’incertitude et souvent la menace dans nos vies. Elle menace, tant sur le plan symbolique que sur le plan pratique, le tissu de l’ordre social. Elle est incompréhensible et profondément dérangeante, et nous avons tendance à réagir en évitant et en stigmatisant ceux qui en souffrent.

Cette stigmatisation ajoute à la douleur de ceux qui souffrent de troubles mentaux, rend souvent les membres de leur famille silencieux, et s’étend même à ceux qui prétendent les traiter. Les psychiatres comptent parmi les professionnels de la santé les moins respectés, et les psys sont la cible habituelle de blagues sur leurs compétences, voire sur leur propre stabilité mentale.

Ces attitudes sont profondément ancrées et difficiles à effacer. Les problèmes qu’elles créent sont exacerbés par le caractère pernicieux de la maladie mentale. Les besoins des personnes atteintes de maladie mentale sont importants, mais dans la compétition pour les ressources publiques, elles sont de piètres défenseurs d’elles-mêmes, et la détresse des familles ne suscite qu’une sympathie symbolique de la part de beaucoup. Dans la compétition pour les ressources, elles sont lourdement handicapées et, en période de crise, les budgets de la santé mentale font régulièrement l’objet de coupes.

La recherche, qui investigue la cause des maladies mentales, est souvent divisée par le débat nature-contre-nature : soit nous naissons avec une prédisposition pour la maladie, soit elle est acquise au cours d’un traumatisme privé. Vous recommandez d’abandonner ces pistes de recherche. Pourquoi ?

Je suis convaincu que la folie est indissociable de la matrice culturelle, sociale et psychologique dans laquelle évoluent les êtres humains. Nier que les facteurs sociaux et psychologiques jouent un rôle majeur dans la genèse et l’évolution de la maladie mentale revient à s’aveugler devant une montagne de preuves, épidémiologiques et autres, qui nous enseignent que l’environnement a une grande importance.

Traiter le biologique et le social comme des entités séparées est profondément erroné. Dans une mesure inégalée dans toute autre partie du règne animal, le cerveau des humains continue de se développer après la naissance selon des modalités fortement conditionnées par l’environnement. La culture et la société, tant à grande échelle qu’à l’échelle microscopique, interagissent fortement avec nos choix de mode de vie et notre biologie, et la structure physique et le fonctionnement de notre cerveau sont façonnés par les apports psychosociaux et autres apports sensoriels. La neuroplasticité humaine s’étend bien au-delà de l’enfance.

Il est donc profondément erroné de considérer le cerveau comme un organe asocial ou présocial. Il en va de même pour la notion parallèle grossière selon laquelle la maladie mentale – l’effondrement de notre vie cognitive et émotionnelle – n’est qu’une maladie du cerveau. Cela dit, je serais stupéfait s’il s’avérait que la biologie n’a aucun rôle à jouer dans les origines de nombreuses formes majeures de maladie mentale. Rejeter tout rôle des facteurs biologiques revient à se mettre des œillères. Une aveuglement volontaire est aussi mauvais dans un sens que dans l’autre.

Le traitement des maladies mentales a souvent été pire que la maladie. S’agit-il de très bonnes intentions qui finissent tragiquement mal ? Pourquoi pensez-vous que les tentatives de la psychiatrie pour soigner les maladies mentales ont été si peu humaines ?

La maladie mentale a obligé la psychiatrie à se débattre avec des questions profondément difficiles. (…) la nature intraitable de la maladie et le désespoir des malades se sont souvent avérés une combinaison toxique, une invitation à l’expérimentation thérapeutique et à l’excès.

Il est vrai que de nombreux traitements ont ajouté à la souffrance des malades mentaux. La stérilisation obligatoire, l’ablation des dents, des amygdales et des organes internes pour éliminer les infections qui empoisonnaient prétendument leur cerveau, les comas mortels provoqués par des injections d’insuline, les électrochocs répétés jour après jour jusqu’à ce qu’ils soient hébétés, incontinents, incapables de marcher ou de se nourrir, les lésions des lobes frontaux du cerveau, soit avec un instrument ressemblant à un couteau à beurre, soit en utilisant un marteau pour insérer un pic à glace dans l’orbite et sectionner le tissu cérébral : il s’agissait sans aucun doute d’interventions horribles.

Les antipsychotiques et les antidépresseurs qui ont dominé la pratique psychiatrique depuis le milieu des années 1950 sont une question plus complexe. Ces médicaments ne sont pas une pénicilline psychiatrique. Pour certaines personnes, ils apportent un certain soulagement symptomatique – et nous devons le reconnaître – mais en même temps, nous devons être lucides et ne pas exagérer leur valeur.

Bien que nous n’ayons pas de remède pour le diabète ou le sida, nous avons réussi à transformer ces afflictions en maladies gérables, mais nos traitements pharmaceutiques pour les maladies mentales sont loin d’être aussi efficaces. Entre-temps, les grandes sociétés pharmaceutiques, qui ont fait fortune avec les médicaments antipsychotiques et qui les commercialisent impitoyablement tout en dissimulant leurs effets négatifs, ont abandonné toute tentative de développer des remèdes chimiques nouveaux et améliorés. Les perspectives sur ce front, j’ai le regret de le dire, semblent actuellement peu encourageantes.

Après près de 50 ans à étudier les maladies mentales et à suivre ces tendances, quel espoir pouvez-vous nous offrir ?

L’espoir, à mon avis, n’est pas encore en vue. Avant d’y parvenir, nous devons franchir quelques étapes.

Tout d’abord, je pense que la psychiatrie doit être plus honnête quant à ses limites, ne pas considérer la biologie comme la cause première et reconnaître la dimension sociale de la maladie mentale. Elle doit cesser de chercher des solutions miracles.

Deuxièmement, les États et le gouvernement fédéral (NDT : des USA) doivent s’engager à fournir de nouveau les services que les hôpitaux psychiatriques offraient autrefois : un abri, de la nourriture, des vêtements et un semblant de soutien social. Nous avons besoin que notre système politique agisse de manière appropriée, et non que les politiciens se lavent les mains de cette situation.

Troisièmement, nous devons repenser la maladie mentale et accorder une priorité élevée non seulement à ceux qui en sont atteints, mais aussi à ceux qui sont incapables de subvenir à leurs besoins. La profondeur de la douleur et de la souffrance qu’ils éprouvent est presque inimaginable, et nous devrions faire de sérieux efforts pour atténuer leurs problèmes et ceux de leurs familles.

Enfin, nous devons faire preuve de prudence et d’un scepticisme approprié lorsque nous entendons parler des dernières affirmations de percées majeures dans ce domaine. Il y a eu beaucoup trop de fausses alertes. La folie refuse de se plier à la règle de la raison. Il s’agit néanmoins d’une énigme que nous devons continuellement nous efforcer de résoudre. La misère et la souffrance que la maladie mentale entraîne dans son sillage n’exigent rien de moins de nous.

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