Médias et chercheurs manifestent un intérêt grandissant pour les addictions comportementales : jeux vidéo, smartphones, réseaux sociaux, travail, sport, shopping, danse, bronzage, prendre des selfies, voyance…
Ces problématiques sont à la mode car elles concernent potentiellement tout le monde, en particulier celles que l’on regroupe sous le terme cyberaddictions (tout ce qui implique des écrans et Internet).
Ces études semblent vouloir nous mettre en garde contre un quotidien qui peut devenir pathologique, où tout peut être une addiction. Face à cela, plusieurs scientifiques pointent ce qui apparait de plus en plus être une mauvaise direction prise par la recherche ces dernières années : l’approche confirmatoire.
“L’approche confirmatoire”1, ou comment partir sur de mauvaises bases
Pour qu’une addiction soit reconnue officiellement, il faut d’abord que des études soient menées autour de ce comportement. Quand une somme suffisamment grande de données est récoltée (parfois sur plusieurs années), la nouvelle maladie ou le nouveau trouble peut se retrouver officiellement reconnu(e).
L’étude d’une “nouvelle addiction” commence généralement par l’observation d’un comportement qui intrigue ou inquiète les chercheurs et/ou la population. Par exemple : l’arrivée d’Internet dans les années 90, les jeux vidéo, les smartphones, les selfies, etc.
Petite parenthèse : en 1995-96, un psychiatre du nom de Ivan K. Goldberg voulait se moquer des critères d’addiction aux jeux d’argent de la quatrième édition du DSM. Il estimait qu’on pouvait trop facilement conclure qu’un comportement était pathologique si on se basait dessus. Il a donc décidé de parler d’addiction à Internet dans un but satirique, à la base. Le concept fut ensuite largement mal compris dans son intention initiale, et repris au sérieux par la communauté scientifique depuis plus de vingt ans.

Après identification d’un comportement à étudier, l’étape suivante nécessite d’établir des critères à cette supposée addiction. Autrement dit, le but est de décider des points à évaluer pour décider de si c’est une addiction ou non. C’est ici que s’applique cette “approche confirmatoire” présentée en trois étapes par Billieux, Schimmenti, Khazaal, Maurage, et Heeren dans un article paru en 2015 qui dénonce cette pratique :
1) Reprendre des critères reconnus comme valables dans l’identification d’une addiction et les adapter au nouveau comportement étudié ;
2) Construire des outils sur cette base, comme des questionnaires, afin de diagnostiquer cette nouvelle addiction ;
3) Observer aux travers d’études les liens entre cette nouvelle addiction et les facteurs biopsychosociaux connus dans les addictions classiques.
Cette approche est largement utilisée depuis des années, apportant par la même occasion des résultats. Elle est pourtant complètement athéorique et basée sur des a priori. En effet, on considère directement que le comportement est une addiction, cherchant ensuite toutes les preuves qui vont dans ce sens sans jamais (ou très peu) laisser la place à une explication alternative et encore moins à l’apparition d’aspects spécifiques au comportement. Je m’explique dans le point ci-dessous.
Passer à côté de la spécificité du comportement (et se tromper de diagnostic)
Dans l’approche confirmatoire, on se contente généralement de reprendre les critères validés pour une dépendance reconnue. On modifie ensuite le mot “alcool” par le comportement qui nous intéresse (“jeux vidéo”, “danse”). Prenons comme exemple le critère de Tolérance qui implique qu’une dose de plus en plus importante d’alcool soit nécessaire pour la personne dépendante. Dans le DSM-5, la tolérance aux jeux vidéo en ligne a été proposé comme cela : “Tolérance – besoin de consacrer des périodes de temps croissantes aux jeux sur Internet“.
Dans la consommation d’alcool, ce besoin d’augmenter la dose pour ressentir les mêmes effets qu’au début est un symptômes avéré de dépendance en raison de l’effet et de l’impact de l’alcool sur le corps qui s’habitue. Si on le transpose à l’usage des jeux vidéo, la réalité est différente…

"Ce qui est inquiétant pour une substance psychoactive (...) ne l'est pas pour une activité de loisir (...)."
Avec l’approche confirmatoire, en plus de partir sur l’a priori que le comportement est une addiction, l’erreur est de considérer que ces différents comportements sont semblables. Ce qui est inquiétant pour une substance psychoactive (ex : penser à consommer, avoir besoin de plus grandes quantités) ne l’est pas pour une activité de loisir (ex : penser et vouloir jouer, vouloir profiter plus souvent et longtemps). L’exception à cela est si ce comportement a des conséquences négatives sur le quotidien, par exemple si le fonctionnement quotidien de la personne est altéré, négligeant ses obligations (scolaires, professionnelles, sociales), ou si ses pensées l’empêchent de se concentrer efficacement.
Une alternative idéale à l’approche confirmatoire, mais plus coûteuse en temps et en heures, serait de pouvoir partir de zéro, et d’explorer tout ce qui est propre à ce comportement uniquement. Pour reprendre l’exemple des jeux vidéo, il existe de nombreuses raisons à cette augmentation du temps passé à jouer sans que cela ne représente un comportement inquiétant : l’histoire ou l’univers du jeu est prenant, tout simplement “fun” à jouer, la personne a rencontré des amis dans les jeux et souhaite passer du temps avec eux, l’envie de s’améliorer et progresser, etc. Beaucoup de recherches sur les jeux vidéo se sont intéressées aux motivations à jouer, certaines ayant été identifiées comme pouvant mener, dans certaines conditions, à un comportement jugé comme problématique. Ces motivations sont spécifiques aux jeux, et ne sont pas retrouvées dans la consommation de substances, ni d’autres comportements comme l’utilisation des réseaux sociaux ou de contenus pornographiques.
Que retenir ?
"Cette façon de faire est réductrice et permet facilement de tout considérer comme étant une addiction, au risque de (sur)pathologiser notre quotidien."
En prenant comme base (re)connue les critères classiques d’addictions aux substances, plusieurs études ont été publiées sur la détection d’addictions en tout genre. Cette façon de faire est réductrice et permet facilement de tout considérer comme étant une addiction, au risque de (sur)pathologiser notre quotidien.
Première conséquence : les conclusions sont faussées, et un mauvais diagnostic peut se retrouver posé sur une personne “saine”. De même, et à l’inverse, on peut passer à côté de signes propres à ce comportement mais qui n’ont pas été identifiés en raison de l’approche confirmatoire. On parle alors d’erreurs de type I ou de type II.

Deuxièmement : les informations qui ressortent de ces études peuvent inquiéter, donc se vendre mieux auprès du public. Il n’est pas étonnant alors que certains chercheurs s’engouffrent dans cette pratique (volontairement ou naïvement) en identifiant tous les comportements du quotidien comme potentiellement néfastes. Ces études sont plus rapidement pensées, construites, testées, confirmées, rédigées, publiées, et partagées. Certains chercheurs, pourtant reconnus (et je n’en ferai pas la publicité ici) vont même jusqu’à chercher à faire le buzz en titrant leurs articles scientifiques avec des mots alarmants et quasi-médicaux, parlant par exemple de selfitis que l’on pourrait traduire par “inflammation du selfie”.
Un prochain article à paraitre sur le blog abordera la distinction à faire entre une passion et une addiction, thématique fortement liée à l’approche confirmatoire. Ces deux comportements peuvent en effet se ressembler, les deux impliquant une pratique régulière et intensive, aux enjeux et risques très différents.