Cet inconfort que vous ressentez, c’est un deuil

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En ces temps de confinement, il est probable que vous soyez traversé par diverses émotions difficiles à appréhender et identifier.

Un récent article publié sur le site du Harvard Business Review a interrogé David Kessler, spécialiste mondial du deuil. Ce dernier a récemment ajouté une sixième étape au processus de deuil précédemment élaboré par Elisabeth Kübler-Ross :

Modèle de Kübler-Ross + la sixième étape de Kessler :

David Kessler

1) Déni : “c’est une erreur, c’est pas possible”
2) Colère : “C’est injuste !”
3) Marchandage : “Je vous donne ceci ou cela contre quelques années de plus.”
4) Dépression : “À quoi bon ? Tout est inutile…”
5) Acceptation : “Je suis prêt à affronter la réalité.”
6) Sens : “Qu’ai-je appris durant cette épreuve ?”

Ce qui suit est une traduction de l’article That Discomfort You’re Feeling Is Grief.

HBR : Les gens ressentent un certain nombre de choses en ce moment. Est-il juste d’appeler une partie de ce qu’ils ressentent un deuil ?

Kessler : Oui, et nous ressentons un certain nombre de deuils différents. Nous avons le sentiment que le monde a changé, et c’est le cas. Nous savons que c’est temporaire, mais ce n’est pas ce que nous ressentons, et nous réalisons que les choses seront différentes. Tout comme le fait d’aller à l’aéroport a changé pour toujours depuis le 11 septembre, les choses vont changer et nous vivons ce moment. La perte de la normalité, la crainte des conséquences économiques, la perte de la connexion. Cela nous frappe et nous sommes en deuil. Collectivement. Nous ne sommes pas habitués à ce genre de deuil collectif dans l’air.

Vous avez dit que nous ressentons plus d’un type de deuil ?

Oui, nous ressentons aussi un deuil anticipé. Le deuil anticipé est ce sentiment que nous éprouvons à propos de ce que l’avenir nous réserve lorsque nous sommes incertains. En général, il est centré sur la mort. Nous le ressentons lorsque quelqu’un reçoit un diagnostic grave, ou lorsque nous pensons simplement au fait de perdre un parent un jour. Le deuil anticipé est aussi un avenir plus largement imaginé. Une tempête se prépare. Il y a quelque chose de grave. Avec un virus, ce genre de deuil est tellement déroutant pour les gens. Notre esprit primitif sait que quelque chose de mauvais se passe, mais vous ne pouvez pas le voir. Cela brise notre sentiment de sécurité. Nous ressentons cette perte de sécurité. Je ne pense pas que nous ayons déjà vécu ce sentiment général de perte collective de cette façon. Individuellement ou en petits groupes, c’est arrivé que des gens ressentent cela. Mais tous ensemble, c’est nouveau. Nous sommes en deuil à un niveau micro et macro.

Que peuvent faire les individus pour gérer tout ce deuil ?

Comprendre les étapes du deuil est un début. Mais chaque fois que je parle de ces étapes, je dois rappeler aux gens qu’elles ne sont pas linéaires, et qu’elles peuvent ne pas se dérouler dans cet ordre. Ce n’est pas une carte, mais elle fournit une certaine base pour ce monde inconnu. Il y a un déni, dont on parle beaucoup au début : Ce virus ne nous affectera pas. Il y a la colère : vous me faites rester à la maison et me privez de mes activités. Il y a le marchandage : Si je garde une distance sociale pendant deux semaines, tout ira mieux, n’est-ce pas ? Il y a de la tristesse : Je ne sais pas quand ça va se terminer. Et enfin, il y a l’acceptation. C’est en train de se produire ; je dois trouver comment procéder.

L’acceptation, comme vous pouvez l’imaginer, c’est là que se trouve le pouvoir. Nous trouvons le contrôle dans l’acceptation. Je peux me laver les mains. Je peux garder une distance de sécurité. Je peux apprendre à travailler virtuellement.

Quand nous ressentons du chagrin, il y a cette douleur physique. Et les pensées qui vont dans tous les sens. Existe-t-il des techniques pour y faire face et le rendre moins intense ?

Revenons au deuil anticipé. Ce deuil malsain c’est en fait de l’anxiété, c’est de ce sentiment dont vous parlez. Notre esprit commence à construire des images. Mes parents tombent malades. Nous voyons les pires scénarios. C’est notre esprit qui nous protège. Nous ne devons pas essayer d’ignorer ces images ni les faire disparaître – votre esprit ne vous laissera pas faire, et il peut être douloureux d’essayer de l’y forcer. Le but est de trouver un équilibre dans vos pensées. Si une image négative prend forme, faites en sorte d’en élaborer une meilleure. Nous tombons tous un peu malades et le monde continue. Tous ceux que j’aime ne meurent pas. Peut-être que personne ne meurt parce que nous prenons tous les bonnes mesures. Aucun des deux scénarios ne doit être ignoré, mais aucun ne doit dominer l’autre.

Le deuil anticipé c’est l’esprit qui regarde l’avenir et qui imagine le pire. Pour se calmer, revenez dans le présent. Ce conseil sera familier aux personnes ayant médité ou pratiqué la pleine conscience, mais les gens sont toujours surpris de voir à quel point cela peut être concret, terre-à-terre. Vous pouvez nommer cinq choses dans la pièce : un ordinateur, une chaise, une photo du chien, un vieux tapis et une tasse à café. C’est aussi simple que cela. Respirez. Réalisez que dans le moment présent, rien de ce que vous avez prévu ne s’est produit. En ce moment, vous allez bien. Vous avez de la nourriture. Vous n’êtes pas malade. Utilisez vos sens et pensez à ce qu’ils ressentent : le bureau est dur, la couverture est douce, je sens l’air dans mes narines. Cela va vraiment aider à atténuer un peu cette douleur.

Vous pouvez aussi réfléchir à la façon de lâcher ce que vous ne pouvez contrôler. Ce que fait votre voisin est hors de votre contrôle. Ce qui est sous votre contrôle, c’est de rester à plus d’un mètre de lui et de vous laver les mains. Concentrez-vous sur ce point.

Enfin, c’est le bon moment pour faire le plein de compassion. Chacun a son niveau de peur, de chagrin, et le vivra ou le manifestera de manière différente. Un collègue a été très brusque avec moi l’autre jour et je me suis dit : “Ce comportement, ça ne lui ressemble pas. C’est sa façon de gérer la situation. Je vois sa peur et son anxiété”. Soyez patient. Gardez à l’esprit la façon dont cette personne se comporte habituellement, et non comme elle est aujourd’hui.

Un aspect particulièrement troublant de cette pandémie est que l’on ne connait pas sa fin.

C’est une situation temporaire. C’est bon de le savoir. J’ai travaillé pendant 10 ans dans le système hospitalier. J’ai été formé pour des situations comme celle-ci. J’ai aussi étudié la pandémie de grippe espagnole en 1918. Les précautions que nous prenons sont les bonnes. L’histoire nous le dit. Il est possible de survivre à cette situation. Nous survivrons. Nous devons nous surprotéger, mais pas réagir de façon excessive.

Et je crois que nous y trouverons un sens. J’ai été honoré que la famille d’Elisabeth Kübler-Ross m’ait donné la permission d’ajouter une sixième étape au deuil : Le sens. J’ai beaucoup parlé à Elisabeth de ce qui vient après l’étape d’acceptation. Je ne voulais pas m’arrêter à celle-ci lorsque je vivais un deuil personnel. Je voulais trouver un sens à ces moments sombres. Et je crois que nous trouvons de la lumière dans ces moments-là. Même aujourd’hui, les gens se rendent compte qu’ils peuvent être en contact grâce à la technologie. Ils ne sont pas aussi éloignés qu’ils le pensaient. Ils se rendent compte qu’ils peuvent utiliser leur téléphone pour de longues conversations. Ils apprécient les promenades. Je crois que nous continuerons à trouver un sens à notre vie maintenant et quand tout cela sera terminé.

Que dites-vous à quelqu’un qui a lu tout cela et qui se sent encore accablé par le deuil ?

Continuez d’essayer. Il y a quelque chose de puissant à nommer ce sentiment comme “un deuil”. Cela nous aide à ressentir ce qui est en nous. Tant de personnes m’ont dit la semaine dernière : “Je dis à mes collègues que j’ai du mal” ou “J’ai pleuré hier soir“. Quand vous le nommez, vous le sentez et il vous traverse. Les émotions ont besoin de mouvement [En anglais : Emotions need motion]. Il est important que nous reconnaissions ce que nous vivons. Une conséquence malheureuse du mouvement d’auto-assistance est que nous sommes la première génération à avoir des sentiments à propos de nos sentiments. Nous nous disons des choses comme : “Je suis triste, mais je ne devrais pas ressentir cela ; d’autres personnes ont des sentiments pires”. Nous pouvons – nous devrions – nous arrêter au premier sentiment. “Je me sens triste. Laissez-moi quelques minutes me sentir triste.” Votre travail consiste à ressentir votre tristesse, votre peur et votre colère, peu importe que quelqu’un d’autre le ressente ou non. Lutter contre votre ressenti n’aide pas parce que votre corps produit ce sentiment. Si nous laissons exister nos sentiments, ils arriveront de manière ordonnée, permettant de reprendre du pouvoir sur nous-mêmes. Nous ne serons dès lors plus victimes.

De manière ordonnée ?

Oui. Parfois, nous essayons de ne pas ressentir ce que nous ressentons parce que nous avons cette image d’une “bande de sentiments”. Si je me sens triste et que je la laisse entrer, ça ne disparaîtra jamais. Cette bande de mauvais sentiments me submergera. En vérité le sentiment nous traverse. Nous le ressentons et il s’en va, puis nous passons au sentiment suivant. Il n’y a pas de bande qui nous submerge. Il est absurde de penser que nous ne devrions pas ressentir de chagrin en ce moment. Laissez-vous aller à ressentir le chagrin, et continuez d’avancer.

5 commentaires

  1. Après la phase d’acceptation, certains auteurs voient deux phases:
    – la phase d’implication: retrouver progressevement sa place dans le nouvel environnement.
    – la phase de maturation: se développer dans la sitation nouvelle et acquérir de nouvelles compétences et comportements.
    Toutefois, je reconnais que ces phases s’inscrivent plus dans le contexte du changement dans une organisation, auquel une personne est confrontée.

    1. Merci pour ce complément ! Je sais aussi que ce modèle du deuil serait encore un peu contesté…. l’important étant que les personnes trouvent du sens à ce qu’elles vivent pour le moment.

  2. Comme enseignante à des élèves de 16 ans, en méthode de travail, je me permettrai de leur faire lire cette entrevue.
    Notre expérience avec ce, non, avec notre deuil collectif les fera réfléchir et leur apportera, souhaitons-le, un peu de réconfort dans une meilleure compréhension de cette réalité contemporaine.

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